Économiste agricole, spécialiste des politiques agricoles et de l’analyse des filières, Dr Ibrahima Hathie actuel Directeur-Adjoint de Feed the Future Sénégal Projet d’Appui aux Réformes et Politiques Agricoles (PSS) et chercheur émérite à IPAR Think Tank est une voix autorisée. Dans cet entretien accordé au quotidien national « Le Soleil » (Sénégal), il explique pourquoi la LOASP n’a pas été opérante et ce qu’il faut faire pour éviter les erreurs du passé.
La loi d’Orientation agrosylvopastorale est en révision alors qu’en 2004, quand elle a été mise en place, tout le monde parlait d’une innovation révolutionnaire. Qu’est ce qui devait faire cette innovation révolutionnaire ?
La loi était considérée comme une loi très innovante et révolutionnaire, parce qu’elle avait permis au monde paysan d’accéder à des avantages en son temps qui étaient perçus comme fondateurs, notamment la reconnaissance du métier d’agriculteur, de l’éleveur et de pêcheur ; à la reconnaissance du statut juridique des exploitations agricoles. Le fait aussi que les paysans puissent avoir une protection sociale, et surtout assurer qu’ils aient un dialogue avec les décideurs annuellement.
Toutes ces mesures devaient permettre aux agriculteurs de voir leur situation s’améliorer, parce que l’objet de cette loi était de lutter contre la pauvreté, mais aussi permettre au secteur agricole de bénéficier d’investissements massifs.
20 ans après, est-ce qu’on peut dire que cela a eu un impact ?
Bien que la loi fût ambitieuse et innovante, sa mise en œuvre a été considérablement retardée. Les décrets d’application, par exemple, n’ont vu le jour qu’en 2007-2008. Aucun progrès n’a été réalisé sur des points cruciaux tels que le statut des paysans, celui des exploitations agricoles, le financement et la concertation. Donc au final, on se rend compte que, sur les papiers, c’était une excellente loi, mais dans la mise en œuvre, il a manqué un portage politique et le pilotage ne s’est pas fait correctement.
Dans votre présentation, vous avez évoqué que parallèlement il y avait d’autres programmes qui étaient mis en œuvre et concurrençaient un peu cette loi. Peut-on en déduire que ces programmes ont participé à « tuer » la LOASP ?
La LOASP était un élément consensuel qui devait permettre vraiment de révolutionner le monde agricole et rural. Mais les autorités ont plutôt fait avancer des programmes spéciaux. Durant le magistère du président Abdoulaye Wade, vous avez entendu parler du programme maïs, des autres programmes spéciaux. Et en plus de cela, on a eu la Grande offensive pour la nourriture et l’abondance (Goana), on a eu le plan Retour vers l’agriculture (Reva), le Programme d’autosuffisance en riz (PNAR). Et puis chaque année, il y a les campagnes agricoles pour la fourniture d’intrants, de semences, d’engrais, etc. Bref, l’État a mis des ressources, mais qui n’étaient pas en connexion avec la loi. Ce qui fait que de manière parallèle, l’État a continué à faire ses affaires, mais n’a pas mis des ressources sur la mise en œuvre de la loi. En réalité, la pertinence de la loi est remise en question à cause de son faible impact.
Aujourd’hui qu’on parle de réviser cette loi, quels sont les facteurs qui doivent être pris en compte pour éviter ce qui s’est passé ?
Actuellement, la révision insiste sur le fait qu’il faudrait qu’il y ait au moins une structure qui s’occupe du suivi de la mise en œuvre de la loi. Il n’y en avait pas. Il y avait seulement un mécanisme qui n’a malheureusement pas bien fonctionné. Il faudrait également rationaliser les ressources mises à la disposition du monde agricole et rural. Il faut avoir des fonds dédiés, un engagement de l’État, peut-être des lignes budgétaires pour favoriser la mise en œuvre de cette loi. Parce que sans ces ressources, on ne peut pas avancer. Il faut réellement que l’État s’engage pour un plan d’investissement sur cinq ans. Une fois mise en place, ces ressources permettront d’investir largement dans le secteur agricole et rural.
Vous avez parlé de manque de portage politique avec l’ancien régime. Est-ce que vous avez senti un soutien des nouvelles autorités, du moins dans la révision ?
Effectivement, dans le processus de révision, il y a un fort portage du ministère de l’Agriculture, de la Souveraineté Alimentaire et de l’Élevage. Le ministère a pris en charge le processus et travaille main dans la main avec le Conseil national de concertation et de coopération des ruraux (CNCR) et d’autres structures comme les chercheurs et d’autres institutions. Donc, il y a un portage réel dans le processus de révision. Il faut espérer que ce portage continue. Parce que pour la première fois, il est prévu que le Conseil supérieur d’orientation agrosylvopastorale se tienne au mois de février. On ose espérer qu’une fois que ce processus s’enclenchera, annuellement, il y aura le Conseil supérieur, qui est comme un Conseil présidentiel sur les investissements, mais cette fois-ci pour le secteur agrosylvopastoral.
Jusqu’à quand pourra-t-on espérer avoir cette deuxième loi ?
Le processus est en cours. Actuellement, d’ici le mois de février, les gens travaillent sur les consultations au niveau régional, les consultations des acteurs, etc. Le projet de loi devrait bientôt être soumis au gouvernement, via le ministère de l’Agriculture. Suivra ensuite le processus réglementaire habituel, passant par le Conseil des ministres avant d’être soumis au vote du Parlement. Si tout se déroule comme prévu, la loi pourrait être adoptée d’ici fin d’année.
Quel est l’intérêt pour le Sénégal d’avoir cette deuxième loi ?
On est à une période charnière où le Sénégal a décidé d’une souveraineté alimentaire. Le Sénégal veut nourrir sa population par ses propres moyens. Pour ce faire, nous devons transformer notre agriculture. Parce qu’on est dans une situation assez critique où nous avons une population qui augmente, des terres qui se dégradent, qui s’amenuisent, avec l’urbanisation, avec les autres usages, avec la dégradation foncière. Nous avons aussi le changement climatique. Donc, le contexte n’est pas très favorable. Il nous faut augmenter la productivité et pour y arriver, il faut réellement qu’il y ait des mesures assez audacieuses. Et la loi offre ce cadre pour de transformation de l’agriculture. C’est pourquoi cette révision est importante, et je pense que les autorités sont conscientes de cela. Et main dans la main, entre ces autorités et le mouvement paysan, il est possible d’arriver à une loi consensuelle qui permette de faire ce saut qualitatif.
Entretien réalisé par Pathé NIANG, Journaliste au quotidien « Le Soleil »
Source: https://lesoleil.sn/le-kiosque/le-soleil-n-16396-mardi-28-janvier-2025/#6