Fr

Irrigtion, Sécurité alimentaire et pauvreté

Irrigtion, Sécurité alimentaire et pauvreté

Le développement de l’irrigation fait partie des stratégies prioritaires dans les pays du Sahel pour lutter contre la pauvreté et l’insécurité alimentaire, comme l’ont affirmé les gouvernements de six pays sahéliens lors de la déclaration de Dakar du 31 octobre 2013. À l’heure où les gouvernements s’engagent, une fois de plus, à augmenter les superficies irrigables, il a semblé pertinent d’analyser, conformément aux lignes directrices de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest en la matière (CEDEAO 2012), les résultats socio-économiques obtenus sur des périmètres aménagés (PA) de la région associés à des grands barrages, afin d’en tirer les leçons pour les aménagements futurs.

En partenariat avec les sociétés d’aménagement et de gestion de l’irrigation (SAGI), la Global Water Initiative a lancé à partir de 2013 des études rétrospectives sur trois sites (barrages et périmètres) construits en Afrique de l’Ouest entre la fin des années 1970 et la fin des années 1990 : Sélingué au Mali (avec l’Office de développement rural de Sélingué, ODRS), Anambé (barrages de Niandouba et Confluent) au Sénégal (avec la Société de développement agricole et industriel, SODAGRI) et Bagré au Burkina
Faso (avec Bagrépôle). Ces études avaient pour objectif d’analyser les conditions de la viabilité financière et économique des projets d’aménagements hydrauliques et les possibilités d’amélioration des conditions de vie des populations dans leurs exploitations familiales après la construction des barrages. Elles doivent permettre de mieux exploiter les projets en place et d’améliorer la conception de ceux à venir.

Les résultats de ces études montrent que les barrages à buts multiples rentabilisent mieux les lourds investissements nécessaires que les barrages strictement agricoles. La production d’énergie permet en effet de rentabiliser la construction du barrage en produisant des revenus réguliers et immédiats, de même que, dans une moindre mesure, la production halieutique. La production agricole, qui démarre plus lentement et se trouve soumise à davantage d’aléas techniques et économiques, contribue quant à elle faiblement à la rentabilité du barrage et de ses aménagements. Elle est néanmoins très importante pour la compensation des populations affectées par le projet (PAP) et, par ailleurs, viabilise les coûts additionnels nécessaires au développement de l’irrigation (canaux, drains, préparation des parcelles, ouvrages hydrauliques etc.).

Ces analyses montrent également que les décisions d’investir dans les grands barrages et périmètres irrigués ne sont pas toujours fondées sur des hypothèses réalistes. Il n’est pas rare que les études surestiment largement le potentiel irrigable ou les performances agronomiques et économiques des aménagements, ou encore sousestiment leur temps de réalisation et leur coût, afin de justifier économiquement la réalisation du projet. Les indicateurs économiques couramment utilisés, comme les
taux de rentabilité interne (TRI), n’ont guère d’intérêt s’ils ne servent pas à comparer plusieurs alternatives, mais sont néanmoins souvent utilisés pour justifier la viabilité économique du projet. Celle-ci devrait reposer davantage sur d’autres indicateurs de performance économique, tels que le revenu des différents types de producteurs et le financement des coûts d’entretien et de gestion des infrastructures. La question du partage de ces coûts entre leurs différents utilisateurs (société d’électricité, pêcheurs,
éleveurs, agriculteurs…) et, d’une façon générale, entre l’État et les utilisateurs doit être clairement posée et faire l’objet de négociations entre toutes les parties prenantes.

En ce qui concerne l’agriculture irriguée, la capacité des producteurs à payer pour les coûts d’entretien et de gestion des ouvrages est limitée par le faible revenu que la majorité d’entre eux obtiennent à partir de la production de la parcelle qui leur est attribuée. La persistance de la pauvreté, voire même de l’insécurité alimentaire, parmi les producteurs cultivant dans les périmètres aménagés à grands frais par les États, incite à réévaluer fortement l’intérêt de ces aménagements, et ce d’autant plus qu’ils
ont souvent justement pour finalité de contribuer à réduire la pauvreté et à lutter contre l’insécurité alimentaire. L’analyse des systèmes paysans indique plusieurs causes contribuant à la persistance de la pauvreté :

  1. Les surfaces attribuées sont insuffisantes pour permettre à une famille de vivre seulement de la riziculture irriguée. Seuls les producteurs qui disposent d’autres sourcesde revenu importantes – cultures pluviales, élevage, revenus non-agricoles – ou ceux qui arrivent à cultiver davantage que les surfaces attribuées au travers de prêts ou de locations de terres informels (pourtant interdits, mais tolérés en réalité) peuvent obtenir des revenus supérieurs au seuil de pauvreté ;
  2. L’accompagnement des producteurs est insuffisant pour favoriser la transition vers les modèles irrigués intensifs et permettre à la fois un taux de mise en valeur et des résultats agronomiques et économiques satisfaisants. Alors que des sommes importantes sont dépensées pour les aménagements (10 millions de francs CFA par hectare – FCFA/ha – voire davantage), peu de moyens sont investis pour équiper les producteurs en traction animale, malgré les avantages techniques et économiques que celle-ci procure. Par ailleurs, les politiques d’accompagnement (conseil agricole, accès au crédit de campagne, renforcement des organisations de producteurs – OP – développement des filières…) restent sommaires et ne répondent pas aux enjeux de l’intensification permise par les aménagements.

La persistance de la pauvreté dans les périmètres aménagés – comme à Sélingué, par exemple, où les trois quarts des producteurs attributaires de parcelles dans le PA vivent sous le seuil de pauvreté – a des conséquences importantes. D’une part cela limite les capacités de mise en valeur des parcelles et d’investissement agricole des producteurs dans le secteur agricole, ce qui a un impact négatif sur leurs rendements et crée ainsi un cercle vicieux. D’autre part, cette productivité entravée nuit à la contribution des aménagements hydro-agricoles à l’économie locale ainsi qu’à la sécurité alimentaire nationale. Enfin,, cette situation réduit la capacité des producteurs à contribuer significativement à la gestion et à la maintenance des aménagements, obligeant ainsi l’État à financer périodiquement leur réhabilitation quand ils se dégradent.

Cette situation n’est pas une fatalité : certains types de producteurs familiaux obtiennent des performances agronomiques et économiques satisfaisantes dans les périmètres aménagés, qui leur permettent de vivre correctement et d’investir dans leur outil de production, ainsi que dans l’amont et l’aval de la filière.

Dans les aménagements existants, ces études recommandent de mettre en place des politiques adaptées aux différents types de producteurs et de cibler en priorité les producteurs sous le seuil de pauvreté, en combinant un accès facilité et sécurisé au foncier aménagé avec des politiques spécifiques pour les aider à mettre correctement en valeur les parcelles dont ils sont attributaires (accès facilité aux équipements, aux crédits de campagne, etc.). Par ailleurs, des actions de développement des filières rizicoles, de diversification de la production et d’amélioration de la gestion de la fertilité seraient bénéfiques à l’ensemble des producteurs des périmètres analysés.

Ces analyses soulignent également que la question foncière doit être correctement prise en compte, anticipée et préparée au moment de l’aménagement, car des modifications postérieures sont très difficiles. Pour les nouveaux AHA, cela signifie que l’installation de producteurs n’ayant pas d’autre foncier que le foncier aménagé (migrants, personnes affectées par l’aménagement ayant perdu l’essentiel ou la totalité de leurs terres…) doit se faire sur des surfaces suffisantes pour garantir à ces producteurs un revenu supérieur au seuil de pauvreté. Cela nécessite d’avoir des données concernant la situation économique globale des différents types de producteurs affectés et toutes leurs sources de revenus, et d’estimer de façon réaliste le revenu que ces producteurs, dans leur diversité, pourront tirer de leur parcelle rizicole à court et moyen termes. Sur le périmètre de Sélingué il s‘agit de 4 ha pour une famille de dix personnes équipée en traction animale, pour Bagré de 2 ha, ce qui constitue des superficies sensiblement plus élevées que les surfaces moyennes cultivées actuellement (autour de 1 ha par famille, avec des variations importantes selon les types de producteurs).

Enfin, s’assurer que les PAP auront des surfaces suffisantes en foncier aménagé est une condition nécessaire mais pas suffisante pour permettre des revenus et des performances corrects. Attribuer des terres à des producteurs qui n’ont pas les moyens de les mettre correctement en valeur ne permet ni de les sortir de la pauvreté, ni d’améliorer les performances agronomiques et économiques des périmètres. Il s’avère donc essentiel d’inclure des fonds pour l’équipement et l’accompagnement de ces producteurs dans le financement du projet d’aménagement lui-même. Au vu des coûts des périmètres irrigués – de 7 à 15 millions de FCFA/ha –, il est paradoxal que les projets d’aménagement ne prévoient pas d’investir également des sommes relativement modestes – 500 000 à 600 000 FCFA par producteur, soit en moyenne 5 % du coût d’un hectare aménagé – dans des équipements qui permettent de bien les mettre en valeur.

Les études des systèmes paysans montrent qu’atteindre les objectifs assignés à l’agriculture irriguée en matière d’autosuffisance alimentaire et de lutte contre la pauvreté demande bien davantage que la construction et de la maintenance d’infrastructures permettant la maîtrise de l’eau. Il faut des politiques publiques fonctionnelles de conseil agricole, de crédit rural, de dispositif d’accès aux équipements, de fonctionnement des filières, qui puissent être adaptées localement en fonction des spécificités de l’agriculture irriguée et des besoins des différents types de producteurs.

Enfin, les aménagements hydro-agricoles doivent s’insérer dans les logiques agraires des territoires qu’ils contribuent à transformer, au lieu d’être considérés comme des systèmes favorisant une rupture avec les pratiques agricoles existantes. A ce titre, les stratégies de développement des AHA doivent prendre en compte les évolutions en cours des systèmes agraires, les stratégies des producteurs et les contraintes auxquelles ils font face, en les associant directement aux décisions concernant les aménagements – ce qui est rarement le cas aujourd’hui. Cela permettra de promouvoir des systèmes irrigués adaptés aux conditions des producteurs, qui soient effectivement mis en valeur, qui soient complémentaires des systèmes de production pluviaux et qui contribuent réellement à l’augmentation de la production et à la lutte contre la pauvreté.