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Retour sur les enjeux de la réforme foncière au Sénégal, une contribution de Ibrahima KA, juriste foncier

Au Sénégal, le foncier rural est régi par un ensemble de textes dont la Loi n°64-46 du 17 juin 1964 relative au Domaine National. Cette « fille ainée » baignée dans la philosophie negro africaine chantée par le Président SENGHOR connait aujourd’hui une fortune peu heureuse. En 1994, au cours du 30ème anniversaire, le professeur KANTE s’offusquait déjà : « Est-ce parce qu’elle n’est plus jeune pour soulever l’enthousiasme ou est-ce parce qu’elle n’est pas assez vieille pour susciter la vénération ? » . Dans tous les cas, un consensus fort est né autour de la nécessité de substituer au régime foncier rural actuel, jugé sclérosé, un autre taillé à la dimension des défis et enjeux de développement économique et social du moment.
Après deux décennies de tergiversations, un déclic semble naitre suite à la seconde alternance politique intervenue en mars 2012. En effet, la Commission Nationale de Réforme Foncière mise en place par le décret n°2012-1419 du 6 décembre 2012 marque une rupture fondamentale d’avec toutes les autres initiatives déroulées dans le passé. Dirigée dans un premier moment par l’avocat Me Doudou NDOYE , elle est actuellement présidée par le Pr Moustapha SOURANG .
La commission est « chargée d’analyser les textes législatifs et réglementaires existants, d’identifier les contraintes institutionnelles d’une gestion optimale du foncier et de proposer les mesures d’adaptation appropriées qui tiennent compte des réalités économiques modernes, pour faire du Sénégal un pays émergeant capable de satisfaire seul les besoins vitaux des populations ». Elle a amorcé un tournant décisif par l’élaboration d’une note d’orientation stratégique et d’une feuille de route. La commission entend mettre en place une méthodologie participative et inclusive, seule gage de réussite et d’appropriation du produit de la réforme.
Toutefois, certaines questions subsistent eu égard à la sensibilité et la complexité du domaine du foncier et de surcroit du foncier en milieu rural. Comment la réforme foncière devrait-elle prendre en charge la multiplicité des règles de référence en matière de gouvernance des ressources foncières ? Que faut-il reformer ?
Il est patent de constater que la réforme devra résorber, au mieux, les crises du foncier en milieu rural. Ces éléments de crise sont constitués, entre autres, par une pluralité, un dualisme ou même un parallélisme normatif au travers duquel, d’une part, la législation foncière – tout comme la majeure partie du droit écrit par ailleurs – est ignorée ou défiée par les populations, d’autre part, le droit coutumier légitimé par la conscience collective est combattu par l’Etat et entre les deux, un syncrétisme juridique, un droit hybride, composite, métisse se forme en marge du système de droit positif grâce à la sédimentation d’un ensemble de pratiques opportunistes que LE ROY qualifiait tantôt de « polymorphes », « polysémiques » ou « polyvalentes » , dictées par l’apparition d’enjeux nouveaux et très souvent promues par des administrations publiques dont le niveau de délitement n’a d’égal que l’état de dénuement prononcé dans lequel où elles se trouvent.
Cette situation appelle nécessairement un nivellement ou ajustement des offres législative et réglementaire à la coutume et aux pratiques, l’inverse étant encore recherché. De toutes les façons, les démarches de « création de la propriété par le haut  », sans parvenir à remplacer les institutions et règles de gouvernance foncière coutumière, aboutissent à une situation d’empilement, créant ainsi une polycéphalie du pouvoir local. La réforme foncière doit être une occasion de parvenir à ce résultat tant recherché, celui de l’harmonisation du droit écrit, du droit coutumier et du droit néo-coutumier parce que « c’est (…) au droit positif de s’adapter pour être capable de prendre en compte les droits fonciers locaux » .
Quel exercice difficile et périlleux en considération des influences exogènes sur la fabrique des politiques publiques dans le domaine du foncier en milieu rural dans les pays sous régime d’aide ! Le Sénégal gagnerait à s’ouvrir aux expériences de rénovation des offres de gouvernance du foncier rural dans les pays de la sous-région. Loin d’être uniforme, le foncier en milieu rural est très composite et les solutions divergent selon le segment de foncier concerné, celui-ci pouvant être irrigué, agricole pluvial, pastoral et autres. La poussée vers la généralisation du droit privatif mérite une attention toute particulière de la part des pays du Sud, l’investissement – servi comme justification – étant à la fois « un mot magique mais un mot piège » . 
Le Sénégal est plus qu’interpellé si l’on sait que la note d’orientation produite par la Commission Nationale de Réforme Foncière s’est fortement inspiré du schéma foncier – commercial et il faut le souligner – élaboré dans le cadre du Projet de Développement Inclusif et Durable de l’Agrobusiness au Sénégal (PDIDAS) cofinancé par la Banque Mondiale et l’Etat qui est dans sa phase de gestation/gesticulations. 
« Il faut légiférer en tremblant » écrivait le doyen Jean CARBONNIER. Face aux enjeux sur les terres, le législateur doit s’armer de patience et de prudence et éviter toute précipitation afin de ne pas tomber dans les travers d’une « réforme routinière » . Et comme disait Aimé CESAIRE « la malédiction la plus commune, c’est d’être la dupe de bonne foi d’une hypocrisie collective, habile à mal poser les problèmes pour mieux légitimer les odieuses solutions qu’on leur apporte ». 
 
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Une contribution de Ibrahima KA, juriste-doctorant, assistant de recherche à IPAR publiée dans Agri Infos numéro 082 du mois de mai 2015.